par Jean-Martin Fortier & Kory Goldberg 

Préparer un entretien avec la docteure Vandana Shiva n’est pas une mince tâche. Auteure de 31 livres, cette théoricienne quantique de 68 ans, devenue activiste et environnementaliste, est parmi les leaders les plus percutants du mouvement international pour la justice et l’autonomie alimentaire. Pour nous, de chez Growers & Co., ses croisades contre la mondialisation et l’agriculture industrielle sont une source continuelle d’inspiration. C’était donc un véritable honneur d’avoir l’occasion d’échanger avec cette humaine passionnée, éloquente et impressionnante.

C’est en 1978, après l’obtention d’un doctorat de l’Université Western Ontario, que la docteure Shiva s’implique dans le mouvement Chipko, une initiative populaire de femmes sur le terrain ayant réussi à mettre fin à l’exploitation forestière dans l’Himalaya indien. Quatre ans plus tard, elle crée la Fondation de recherche pour la science, la technologie et l’écologie dans sa ville natale, Dehradun, en Inde, afin de promouvoir l’agriculture durable et de lutter contre la privatisation de l’eau, de l’agriculture industrielle et du génie génétique. Puis, en 1991, elle fonde Navdanya (qui signifie « nouveau cadeau » et « neuf graines » en hindi), une ferme expérimentale et un centre éducatif destiné à protéger la diversité et l’intégrité des ressources vivantes, plus particulièrement des semences. À la fin des années 90, la docteure Shiva lance le mouvement international Diverse Women for Diversity, qui soutient le rôle des femmes en tant que conservatrices des semences et expertes dans l’utilisation des plantes médicinales. 

À ce jour, les campagnes de la docteure Shiva sont fondamentales pour remettre en question les pratiques agricoles ainsi que l’attitude des grandes entreprises en matière d’alimentation. Ses nombreuses publications alertent sur les menaces que l’agriculture industrielle impose sur toutes les espèces, particulièrement la nôtre. Ses oeuvres inspirantes nous amènent vers une démocratie alimentaire s’appuyant sur une compréhension agroécologique de l’interconnectivité. Dans cet entretien, nous discuterons de l’importance et des avantages de l’agriculture régénératrice à petite échelle.  

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«L’agriculture régénératrice concerne aussi la régénération de la communauté, des savoirs traditionnels, des semences indigènes, de la biodiversité, du sol, la régénération de ce que j’appelle la "démocratie alimentaire". Si nous la définissons correctement, alors, ni le Roundup ni les multinationales n’y ont leur place.»


JM : Notre mission, chez Grower & Co., est de faire rayonner le mouvement de l’agriculture régénératrice à petite échelle. Pour mieux comprendre l’importance de ce mouvement, pourriez-vous expliquer la relation entre la mondialisation, la privatisation des biens communs et l’agriculture industrielle ? 

Vandana : Eh bien, la mondialisation et l’agriculture industrielle sont en réalité des représentations du bien commun et du colonialisme, qui ont ressurgi sous le terme de « libre-échange ». Le libre-échange, en agriculture, signifie la liberté pour les entreprises agroalimentaires de contrôler chaque aspect de l’agriculture, et ce, dans toutes les parties du monde. Du brevetage des semences à la création de monopoles en passant par l’imposition de systèmes d’agriculture industrielle, de transformation industrielle et de systèmes de commerce déréglementés pour les multinationales, ce contrôle détruit l’économie des petites exploitations agricoles ainsi que l’économie alimentaire locale. Cette conjoncture est dirigée par des organismes internationaux comme l’Organisation mondiale du commerce, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, l’Accord de libre-échange nord-américain, l’Accord de libre-échange entre l’Amérique centrale, les États-Unis et la République dominicaine, pour ne nommer que ceux-là. 


Qu’est-ce que la mondialisation ? C’est la portée mondiale d’un empire. Qu’est-ce que la privatisation ? C’est l’appropriation du bien commun, comme la limitation des biens publics, tels que la terre et l’eau à l’usage exclusif, ce qui relève typiquement de l’ordre du privilège. Le bien commun signifie « ce qui est commun », et si vous jetez un coup d’oeil sur les faits qui ont mondialisé l’économie pendant le colonialisme, vous verrez qu’exactement au même moment, le bien commun était régulé en Angleterre. Ils fonctionnent de pair. Nous avons été conditionnés à penser en termes de silos. Les gens qui luttent pour le bien commun pensent que ça ne s’est passé qu’en Angleterre. Tous le divisent en une portion de l’histoire qui les a impactés et c’est aussi une interprétation déformée. 


Avant la mondialisation, toutes les fermes étaient gérées écologiquement, à petite échelle. Aujourd’hui, avec l’agriculture industrielle, les choses sont différentes : premièrement, vous cessez de cultiver ce dont vous avez besoin pour cultiver des matières premières. C’est ce qu’on appelle une « économie de plantation ». Elle a débuté avec le colonialisme lorsque le coton était produit par des esclaves sur des terres volées. C’est même encore le cas aujourd’hui puisque le soja génétiquement modifié est cultivé pour les biocarburants, l’alimentation animale et les aliments transformés. 


Deuxièmement, à cause de son système à grande échelle, l’agriculture industrielle est généralement dépendante des combustibles fossiles et des produits chimiques. Par exemple, si je travaille sur une ferme diversifiée d’un hectare, je ne vois pas de mauvaises herbes puisque j’estime que toutes les plantes ont leur utilité. Je n’ai donc pas besoin de pulvériser du « Roundup » (un pesticide agricole commun contenant du glyphosate, un agent chimique nocif) sur mes plantations, car la biodiversité travaille en synergie pour maintenir la santé de la ferme. 


A contrario, lorsque j’ai une ferme de monoculture de 50 000 hectares, c’est-à-dire une ferme qui produit un seul type de culture, alors le Roundup devient une nécessité. Donc, toutes ces choses vont de pair. Tout a commencé avec le colonialisme il y a 500 ans, mais le modèle se poursuit. 


JM : Pouvez-vous nous parler de votre lien avec le mouvement d’agriculture régénératrice ? 

Vandana : L’organisme Regeneration International a été créé en tant que mouvement par quatre d’entre nous : Ronnie Cummins de l’Organic Consumers Association, Andre Leu, président de l’International Federation of Organic Agriculture Movements, Hans Herren, ancien président de l’International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development et moi-même. Nous avons exposé la régénération comme une agriculture écologique et biologique, sans produits chimiques. Pourquoi le besoin s’est-il fait sentir ? Parce qu’en Amérique, le biologique était durement attaqué par la manipulation corporative des normes biologiques contrôlées par les gouvernements. Les entreprises voulaient créer un nouveau vocabulaire afin de perpétuer la même façon de faire tout en trompant le public, lui faisant croire que leurs efforts apporteraient des avantages environnementaux à long terme. 


JM : Certains soi-disant experts font la promotion de l’utilisation du Roundup dans l’agriculture régénératrice. Qu’en est-il ?

Vandana : L’agriculture régénératrice concerne la régénération de la planète. Selon moi, le Roundup n’y a pas sa place. Les multinationales se sont approprié le terme biologique, comme beaucoup d’autres termes que nous créons, car elles se sentent vraiment menacées par le bio. Elles ne pourront cependant jamais s’approprier le système. Le biologique est un système de science et de distribution. L’appropriation de la régénération ne devrait donc pas devenir un rejet de ce terme. Nous devrions le renforcer pour ainsi repousser le Roundup hors du système et dire : « Ce n’est pas de la régénération, ce n’est pas biologique. » 


Kory : Vous dites donc que nous devrions riposter en récupérant le terme et nous assurer que les multinationales agroalimentaires n’utilisent pas un mot vaguement défini ? 

Vandana : Oui. Je suis en train d’écrire un dictionnaire de termes cooptés qui inclut les mots biologique, naturel, durable. Si nous abandonnons tous les mots qu’elles détournent, il ne nous en restera plus pour nous exprimer. Nous devons donc nous les réapproprier. 

 

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*Ici adapté pour le web. Tu peux lire l'article complet dans le troisième numéro du Magazine Growers & Co.
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