Texte par Sarah Wood

 

« Le Culinary Breeding Project, c’est une question de bonheur et de justice ! »

Comme cela n’arrive que très rarement, les chaleurs incendiaires ont frappé le nord-ouest du Pacifique l’été dernier. Les agriculteurs ont alors eu du mal à garder leurs cultures hydratées et certains chefs ont dû fermer leurs restaurants à cause des pannes de courant et des cuisines surchauffées. Mais dans une partie plus discrète, mais infiniment importante, du système alimentaire, les hybrideurs locaux de plantes biologiques, qui ont plus souvent l'occasion de développer la résistance aux vagues de froid et aux nouveaux agents pathogènes, ont identifié des plantes qui pouvaient également prospérer dans des conditions de chaleur extrême. « Il s’agit d’une occasion sans précédent », affirme Frank Morton, propriétaire de l’entreprise Wild Garden Seed de Philomath, en Oregon. Lors d’une des journées les plus chaudes de juin, c’est en observant ses cultures de laitue lava dome, tachetée de rouge, qu’il a observé plusieurs têtes de laitues parfaitement formées grâce à l’architecture refermée de la plante, alors qu’elles avaient été brûlées à cause de la montée des températures. « C’est un événement extrême et c’est ce qui motive les projets de sélection végétale. Lorsque tout est toujours modéré, vous n’apprenez pas grand-chose », explique Morton.  

Dans un monde où la demande de produits bio excède la quantité et la variété de semences biologiques disponibles et où les changements climatiques accentuent la nécessité d’avoir des plants résistants aux nouvelles températures, les hybrideurs comme Morton effectuent un travail indispensable. Ils travaillent souvent à l’écart des agriculteurs et des chefs restaurateurs, mais cela est en train de changer, en grande partie grâce à Lane Selman, professeure adjointe aux travaux pratiques à l’Université de l’Oregon et directrice du Culinary Breeding Project (CBN, «projet de sélection culinaire»), une démarche qu’elle a amorcée il y a 10 ans.  Le CBN est une communauté d'hybrideurs de plantes, de producteurs, de chefs et d’autres acteurs du monde alimentaire. En mettant en place des événements uniques, des campagnes d’éducation et de promotion, Lane Selman vise à développer, identifier et promouvoir des variétés de légumes savoureux, qui s’adaptent bien dans des conditions d’agriculture biologique. Ceux-ci sont souvent pollinisés de manière libre, ce qui augmente l’autonomie des semences, permettant ainsi aux producteurs de les préserver, de les cultiver, de les échanger, de les adapter ou de les améliorer. Les producteurs savaient déjà depuis bien longtemps qu’il était difficile de trouver des semences biologiques aux États-Unis lorsqu’a débuté le Programme biologique national en 2002. Aujourd’hui, 60 % de l’approvisionnement du monde en semences est détenu et contrôlé par seulement quatre grandes entreprises chimiques. 


De plus, ces sociétés sont incitées à produire puis à vendre des semences traditionnelles contenant d’importantes quantités d’engrais synthétiques et de pesticides. À travers l’utilisation des lois sur les limitations de la propriété intellectuelle, certaines compagnies de semences ont revendiqué non seulement leurs semences, mais aussi, par le biais de brevets d’utilisation, les caractéristiques générales de leurs végétaux, comme la résistance du brocoli à la chaleur ou la teinte spécifique de rouge sur la laitue. Cela ne limite pas simplement l’utilisation de leurs graines, mais empêche leur reproduction par d’autres entités.  La bonne nouvelle, selon Kristina Hubbard, directrice du volet juridique et des communications pour l’organisme Organic Seed Alliance, est que le secteur des semences biologiques s’est récemment développé de manière considérable et qu’il y a maintenant des dizaines d’entreprises au service des producteurs agricoles attirés par ce créneau. De plus, d’ici 2023, le projet de loi agricole américain portera le financement fédéral annuel pour la recherche biologique à 50 M$ US ; plus du double de ce qui avait été prévu pour le précédent. 


« Par contre, plus de 60 % des producteurs biologiques ont récemment révélé qu’ils s’appuient encore sur une lacune contenue dans le projet de loi initial, leur permettant l’utilisation de semences traditionnelles lorsque les variétés similaires biologiques ne sont pas disponibles, à condition qu’elles ne soient pas génétiquement modifiées ou traitées chimiquement. Ce chiffre est une baisse marquée par rapport aux 70 % qui n’utilisaient pas du tout de semences biologiques il y a cinq ans. C’est aussi un signe évident que la plupart des producteurs biologiques n’ont toujours pas un accès suffisant aux semences biologiques dont ils ont besoin », explique Hubbard.  « Le problème, outre le résultat que produit la pénurie de semences biologiques sur l’authenticité de l’étiquette biologique et sur la diversité du patrimoine génétique de la culture bio, est que les semences biologiques ont la robustesse de croître dans l’agriculture traditionnelle. Cela contraste avec les végétaux provenant de semences traditionnelle qui n’ont en général pas la capacité de retenir ni l’eau, ni les nutriments, en plus d’avoir une faible résistance aux maladies, aux infestations et aux mauvaises herbes. Ces semences peinent à s’épanouir dans des environnements hostiles sans intervention d’applications chimiques ou d’intrants pétrochimiques, comme les paillis de plastique et les serres à arceaux », renchérit Selman. Hubbard, quant à elle, affirme que la recherche commence à démontrer que les végétaux sélectionnés pour les systèmes biologiques offrent une meilleure performance que ceux développés pour les systèmes traditionnels. 


Lane Selman a grandi en Floride sur la ferme d’agrumes de ses grands-parents, d’origine sicilienne. Alors qu’elle prévoyait d’étudier l’art, un programme d’études universitaires en environnement a suscité chez elle le désir d’aider à éloigner l’agriculture des pesticides. Elle a donc changé de cap et obtenu un baccalauréat en agronomie, puis, dans le cadre d’une maîtrise en entomologie à l’Université de Floride, elle a présenté la gestion intégrée des organismes nuisibles (Integrated Pest Management) aux agriculteurs. 
 « J’ai donc décidé d’aller dans un endroit moins controversé, affirme-t-elle, un lieu où je pourrais m’associer à une communauté et être utile à ce type de mouvement. »
 Mais cette première incursion dans la lutte antiparasitaire fut quelque peu décourageante pour la jeune femme de seulement 23 ans.  En effet, la Floride voit son paysage agricole principalement dominé par des producteurs conservateurs qui, au vu des conditions subtropicales dans lesquelles ils travaillent, et où grouillent de grandes quantités d’insectes et d’agents pathogènes, soutiennent largement l’utilisation de pesticides.   


En 2001, elle se rend à l’Université de l’Oregon, à Portland, d’où provenaient plusieurs des études universitaires qui l’avaient inspirée. Après un détour en foresterie durable, elle a commencé à créer une communauté au sein de son milieu de travail à l’université, en plus d’être la gestionnaire d’un marché de producteurs locaux.  
 C’est lors d’un projet de sélection de poivrons doux qu’elle avait organisé dans le cadre de son rôle de gestionnaire de la branche NOVIC (Northern Organic Vegetable Improvement Collaborative) à l’université, que Selman eut le déclic de créer le Culinary Breeding Network. Le programme, financé par le Département de l’agriculture des États-Unis, soutient la recherche et le développement collaboratif de cultures biologiques déjà en cours dans certains États et universités du nord du pays. 
 Les agriculteurs de l’Oregon avaient choisi un poivron de type « corno di toro » pour leurs essais de production en 2010. Ils cherchaient à remplacer un poivron hybride qui avait été abandonné par l’entreprise de semences qui le produisait. Par chance, Frank Morton avait déjà passé huit années à sélectionner des poivrons rustiques italiens après qu’un agriculteur lui avait demandé de remplacer un poivron hybride. Cet été-là, Selman a donc inclus les poivrons de Morton dans ses essais ! « C’était une véritable révolution pour moi ! Rien ne pouvait tomber mieux pour le Wild Garden Seed que d’avoir Selman pour en faire la promotion », révèle Morton. 

 

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*Ici adapté pour le web. Tu peux lire l'article complet dans le troisième numéro du Magazine Growers & Co.
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